CHAPITRE 41
— Ce n’est pas possible, a dit Wardani avec calme.
J’ai fini d’aligner le nez du tout-terrain vers le haut, vers le centre de l’espace-porte, et je me suis retourné vers elle. Le champ grav murmurait dans son coin.
— Tanya, nous avons vu ce truc encaisser des armes qui… (j’ai cherché le mot juste)… que je ne comprends pas, déjà. Tu crois vraiment qu’une petite chatouille avec un missile nucléaire tactique va l’endommager ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Regarde l’état dans lequel tu es.
J’ai regardé les contrôles sur le panneau de mise à feu.
— Je peux encore durer quelques jours.
— Oui, sur un lit d’hôpital. Tu crois vraiment que tu as la moindre chance contre Carrera, dans cet état ? Le seul truc qui te garde debout, c’est la combinaison.
— N’importe quoi. Et le tétrameth, alors ?
— Ouais. Une dose mortelle, à ce que j’ai vu. Combien de temps tu peux tenir le choc ?
— Assez longtemps. (J’ai évité ses yeux et regardé la plage derrière elle.) Mais putain, qu’est-ce qu’elle fout, Vongsavath ?
— Kovacs. (Elle a attendu que je la regarde de nouveau.) Essaie la tête nucléaire. Point. Je vais refermer la porte.
— Tanya, pourquoi tu ne m’as pas tiré dessus avec le sonneur ?
Silence.
— Tanya ?
— D’accord, a-t-elle craché. Fous ta vie en l’air pour rien, qu’est-ce que j’en ai à foutre ?
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.
— J’ai… (Elle a baissé les yeux.) J’ai paniqué.
— Mon cul, Tanya. Je t’ai vu faire plein de choses ces derniers mois, mais jamais paniquer. Je ne pense pas que tu saches ce que ça veut dire.
— Ah ouais ? Tu crois me connaître si bien que ça ?
— Plutôt pas mal.
— Putains de soldats, a-t-elle gloussé. Montrez-moi un soldat, et je vous montrerai un romantique malade du ciboulot. Tu ne sais rien de moi, Kovacs. Tu m’as baisée, et encore, en virtuel. Tu crois que ça te donne… « accès à mon moi intérieur » ? Tu crois que ça te donne le droit de juger les gens ?
— Des gens comme Schneider, tu veux dire ? (J’ai haussé les épaules.) Il nous aurait tous vendus à Carrera, Tanya. Et tu le sais, hein ? Il aurait laissé torturer Sutjiadi sans rien faire.
— Oh, tu te sens fier de toi, c’est ça ? (Elle a désigné le cratère où Sutjiadi était mort, la masse de corps rougis et le sang qui s’étirait jusqu’à nous.) Tu crois que tu as accompli quelque chose ?
— Tu aurais préféré que je meure ? Pour venger Schneider ?
— Non !
— Ce n’est pas un problème, Tanya. (J’ai encore haussé les épaules.) La seule chose que je ne comprends pas, c’est pourquoi je ne suis pas mort. J’imagine que tu n’as aucun commentaire à me faire ? En tant qu’experte locale sur les Martiens, je veux dire.
— Je ne sais pas. Je… j’ai paniqué. Je te l’ai dit. J’ai pris le sonneur dès que tu l’as tendu. Je me suis mise K.-O.
— Ouais, je sais. Carrera a dit que tu étais en état de choc neurologique. Il voulait juste savoir pourquoi moi, je ne l’étais pas. Ça, et pourquoi je me suis réveillé si vite.
— Peut-être, a-t-elle dit sans me regarder, n’as-tu pas ce qui nous a fait souffrir, nous tous.
— Eh, Kovacs !
Nous nous sommes tous les deux retournés vers la plage.
C’était Vongsavath, qui amenait l’autre tout-terrain au pas. Devant elle marchait une silhouette solitaire. J’ai plissé les yeux et poussé une vision plus proche.
— Je n’y crois pas.
— Qui c’est ?
J’ai gloussé.
— Un survivant. Regarde.
Lamont paraissait défait, mais pas pire que la dernière fois que je l’avais vu. Son corps vêtu de haillons était taché de sang, mais lui semblait indemne. Ses yeux formaient deux traits, et son tremblement paraissait résorbé. Il m’a reconnu et son visage s’est éclairé. Il a fait quelques pas en avant, puis s’est arrêté pour regarder le tout-terrain qui le poussait sur la plage. Vongsavath lui a lancé un ordre, et il a repris son mouvement jusqu’à se tenir à quelques mètres de moi, se dandinant d’un pied sur l’autre.
— Je le savais, a-t-il crié. Je savais que vous feriez ça. J’ai des dossiers sur vous, je savais. Je vous ai entendu. Entendu, mais je n’avais rien dit.
— Je l’ai trouvé dans un petit espace de rangement, dans l’armurerie, a dit Vongsavath en arrêtant le tout-terrain et en mettant pied à terre. Désolée, il m’a fallu du temps pour le déloger.
— Je vous ai entendu, je vous ai vu, répétait Lamont en se frottant furieusement la nuque. J’ai des dossiers, sur vous. Ko-ko-ko-ko-kovacs. Je savais que vous le feriez.
— Ah oui ?
— Je vous ai entendu, je vous ai vu, mais je n’avais rien dit.
— Eh bien, tant pis pour vous. Un bon commissaire politique fait toujours part de ses soupçons aux autorités supérieures. C’est dans les directives.
J’ai pris le pistolet à interface sur la console du tout-terrain et j’ai tiré dans la poitrine de Lamont. C’était un tir rapide, et il est passé trop haut pour tuer sur le coup. La cartouche a explosé dans le sable cinq mètres derrière lui. Il est tombé au sol, le sang bouillonnant de sa blessure. Puis il a trouvé la force de se mettre à genoux. Il m’a souri.
— Je savais que vous le feriez, a-t-il dit d’une voix râpeuse. Puis il a glissé sur le côté. Son sang a détrempé le sable.
— Tu as pris le propulseur ? ai-je demandé à Vongsavath.
J’ai envoyé Wardani et Vongsavath attendre derrière la saillie rocheuse la plus proche, pendant que je tirais la tête nucléaire. Elles n’étaient pas protégées, et je ne voulais pas perdre de temps à les mettre sous polalliage. Et même à distance, même dans le froid glacial de l’autre côté de la porte, les têtes emportées par le tout-terrain renverraient assez de radiations pour cuire n’importe quel humain non protégé.
Bien sûr, mon expérience précédente me disait que la porte gérerait la proximité de radiations dangereuses de la même façon qu’elle avait géré la proximité des nanobes – elle ne l’autoriserait pas. Mais c’est le genre de choses sur lequel on peut se tromper. Et de toute façon, pas moyen de savoir quelle dose un Martien considérerait comme normale.
Alors pourquoi restes-tu là, Tak ?
La combi va absorber.
Mais c’était plus que cela. À califourchon sur le tout-terrain, le Sunjet posé sur les cuisses, le pistolet à interface glissé dans une sacoche à ma ceinture, le visage sur la bulle d’étoiles que la porte avait taillée dans le monde devant moi, je sentais s’installer une inertie. C’était un fatalisme plus profond que le tétrameth, une conviction qu’il n’y avait pas grand-chose de plus à faire, et que le résultat qui m’attendait dans le froid devrait bien me suffire.
Ça doit être la mort. Ça finit sans doute par affecter son homme. Même avec le meth, au niveau cellulaire, n’importe quelle enveloppe va…
Ou alors tu as juste peur de sauter par la porte et de te retrouver une fois de plus sur le Mivtsemdi.
Bon, on s’y met, oui ?
L’obus d’artillerie mobile a jailli de la carapace du tout-terrain, assez lentement pour qu’on le voie, a passé la porte avec un bref bruit de succion et a filé entre les étoiles. Quelques secondes plus tard, la vue a été inondée d’une lumière blanche. Ma visière s’est assombrie automatiquement. J’ai attendu sur le tout-terrain que la lumière disparaisse. Si quoi que ce soit en dehors des radiations du spectre visible est passé, l’alerte de contamination de mon casque l’a jugé négligeable.
Ça fait plaisir d’avoir raison, hein ?
Non pas que ça ait grande importance.
J’ai relevé ma visière et sifflé. Le deuxième tout-terrain s’est soulevé de derrière le rocher et a tracé un sillon bas dans le sable. Vongsavath l’a posé avec une perfection décontractée, aligné sur le mien. Wardani est descendue de la place du passager avec une lenteur endolorie.
— Deux heures, tu as dit, Tanya.
Elle m’a ignoré. Comme elle le faisait depuis que j’avais tué Lamont.
— Eh bien. (J’ai vérifié la dragonne du Sunjet.) Quoi qu’il y ait à faire, tu peux commencer.
— Et si tu ne reviens pas à temps ? a demandé Vongsavath.
J’ai souri.
— Allons. Si je n’arrive pas à tuer Carrera et à revenir en deux heures, je ne reviendrai jamais. Tu le sais très bien.
Puis j’ai refermé ma visière et activé la poussée du tout-terrain.
Dans la porte. Regarde : c’est aussi facile que de tomber.
Mon estomac est remonté dans ma gorge quand l’apesanteur m’a saisi. Le vertige l’a suivi de près.
Et c’est reparti.
Carrera a joué son coup.
Un petit sillage rose dans la visière quand un moteur s’engage quelque part au-dessus de moi. Les réflexes de Diplo réagissent au moment même où cela arrive, et mes mains braquent pour faire face à l’attaque. Les systèmes d’armement s’activent. Une paire de drones intercepteurs jaillit des lanceurs. Ils passent en ellipse pour éviter les défenses directes du missile, puis traversent mon champ de vision de deux côtés différents et explosent. J’ai cru que l’un des deux avait commencé à dévier de sa trajectoire, trompé par les contre-mesures, quand ils ont explosé. Une lumière blanche s’épanouit en silence et la visière me bouche la vue.
Mais je suis bien trop occupé pour regarder quoi que ce soit.
D’une poussée des jambes, je quitte le tout-terrain, étouffant une soudaine vague de terreur en abandonnant sa solidité et en tombant vers le haut, dans le noir. Ma main gauche se tend convulsivement vers le bras de contrôle du propulseur. Je la retiens.
Pas encore.
Le tout-terrain tombe en dessous de moi, la poussée encore enclenchée. J’éteins toute pensée au sujet du vide infini dans lequel je dérive. Dans la chiche lumière des étoiles, la combinaison de polalliage et le harnais propulseur sur mon dos doivent être à peu près invisibles. Aucune poussée du propulseur, ça veut dire aucune trace sur quoi que ce soit à part les détecteurs de masse les plus sensibles, et j’étais prêt à parier que Carrera n’en avait pas sur lui. Tant que les propulseurs restaient inertes, la seule cible visible était le tout-terrain. J’étais blotti dans le calme où tout flottait. J’ai ramené le Sunjet à moi sur sa dragonne et calé la crosse contre mon épaule. Inspiré. Essayé de ne pas trop attendre le prochain coup de Carrera.
Allez, enculé.
Ttt-ttt. Tu t’attends à quelque chose, Tak.
Nous vous enseignerons à ne vous attendre à rien. Comme ça, vous serez prêts à faire face.
Merci, Virginia.
Bien équipé, un commando vide n’a pas besoin de faire tout cela. Tout un harnais de systèmes de détection se charge dans l’armature de casque d’une combinaison de combat, coordonnés par un méchant petit ordinateur personnel qui ne souffre pas de la même impressionnabilité que les humains dans l’immensité de l’espace. Il faut suivre le mouvement, mais, comme dans tout combat à cette époque, ce sont les machines qui travaillent le plus.
Je n’avais pas eu le temps de trouver et d’installer le combatech des Impacteurs, mais j’étais à peu près sûr que Carrera ne l’avait pas eu non plus. Rien que le matériel que Loemanako et ses hommes avaient laissé dans le vaisseau. Peut-être un Sunjet. Pour un commando Impacteur, il est très difficile de laisser du matériel sans surveillance – il n’y aurait sans doute pas grand-chose.
Enfin ça, c’est ce que tu espères.
Le reste se résumait à un duel de force brute, ce qui nous ramenait au rang des champions orbitaux comme Armstrong ou Gagarine. Et ça, m’apprenait le rush de tétrameth, ça jouerait en ma faveur. J’ai laissé les sens de Diplo lisser mon angoisse, le martèlement du tétrameth, et j’ai arrêté d’attendre qu’il se passe quoi que ce soit.
Là.
Un éclair rose contre le bord enténébré de la coque écrasante.
J’ai fait pivoter mon poids aussi doucement que le permettait la combi de mobilité, me suis aligné sur le point de lancement et j’ai mis le propulseur en surrégime. En dessous de moi, une lumière blanche a noyé la moitié inférieure de mon champ de vision. Le missile de Carrera qui suivait le tout-terrain.
J’ai coupé les propulseurs. Je suis tombé en silence vers le vaisseau. Sous la visière, j’ai senti une grimace de satisfaction me déformer le visage. La trace du propulseur s’était sans doute perdue dans l’explosion, et Carrera n’avait plus rien. Il s’attendait peut-être à quelque chose comme ça, mais il ne me voyait pas. Et quand il me verrait…
La flamme d’un Sunjet a jailli de la coque. Un rayon large. J’ai eu un sursaut dans ma combinaison, puis j’ai senti revenir mon rictus sauvage. Carrera tirait large, trop loin sur un angle entre la mort du tout-terrain et l’endroit où je me trouvais. Mes doigts se sont resserrés sur le Sunjet.
Pas encore. Pas…
Un autre tir de Sunjet, toujours aussi éloigné. J’ai regardé le rayon s’allumer et mourir, s’allumer et mourir, alignant ma propre arme pour le suivant. Je devais être à moins d’un kilomètre, à présent. Encore quelques secondes et un rayon à dispersion minimale serait à même de transpercer le polalliage de Carrera et la matière organique qui s’interposerait. Un peu de chance, et je lui arracherais la tête, ou je lui fondrais le cœur ou les poumons. Moins de chance, et il devrait s’occuper rapidement de la blessure, et j’en profiterais pour me rapprocher.
Je sentais mes babines se retrousser à cette idée.
L’espace a pris feu autour de moi.
Pendant un moment si bref qu’il n’a eu de sens qu’à une échelle de vitesse diplo, j’ai cru que l’équipage du vaisseau était revenu, après l’outrage de l’explosion nucléaire trop près de leur barge funéraire et des traits de feu qui la suivaient.
Signal lumineux. Pauvre con, il vient de t’allumer.
J’ai relancé les propulseurs pour partir en vrille latérale. Des tirs de Sunjet m’ont poursuivi depuis un rempart de la coque au-dessus de moi. Sur une de mes spirales, j’ai réussi à riposter. Trois secondes de tirs spasmodiques, mais le rayon de Carrera s’est tu. J’ai fui vers le toit, interposé une partie de l’architecture entre Carrera et moi. Puis j’ai inversé la poussée des propulseurs et freiné en une dérive lente. Le sang me battait les tempes.
Je l’ai eu ?
La proximité de la coque m’a forcé à recoder mon environnement. L’architecture extraterrestre du vaisseau au-dessus de moi représentait soudain la surface d’un planétoïde éloigné de moins de cinq mètres, alors que j’avais la tête en bas. Le signal lumineux brûlait sans fin à cent mètres de là, projetant des ombres torturées derrière la masse qui me cachait. D’étranges détails marquaient les surfaces autour de moi, des courbes et des éléments de structure comme de l’écriture en bas relief, des glyphes d’une taille monumentale.
Je l’ai…
— Bel évitement, Kovacs. (La voix de Carrera dans mon oreille, comme s’il était assis dans mon casque.) Pas mal pour quelqu’un qui ne sait pas nager.
J’ai vérifié l’affichage tête haute. La radio de la combi était réglée en réception seule. J’ai donné un coup de menton sur le côté dans le casque, et le symbole d’émission a brillé. Un pivot prudent m’a mis en parallèle à la coque. Pendant ce temps…
Fais-le parler.
— Qui vous a dit que je ne savais pas nager ?
— Ah oui, j’oubliais. Le fiasco avec Randall. Mais quelques sorties comme ça ne vont pas faire de vous un vétéran du combat dans le vide. (Il feignait l’amusement détaché, mais il ne pouvait guère dissimuler la laideur de la rage qu’il ressentait.) Et donc, il va m’être très facile de vous tuer. C’est ce que je vais faire, Kovacs. Je vais défoncer votre visière et regarder votre visage exploser.
— Alors on ferait bien de s’y mettre. (J’ai regardé attentivement le bouillonnement solidifié de la coque devant moi, cherchant un possible nid de sniper.) Parce que je ne compte pas rester très longtemps.
— Vous êtes revenu pour le panorama, hein ? À moins que vous ayez laissé des holoporns à valeur sentimentale dans le hangar ?
— Je me contente de vous occuper pendant que Wardani referme la porte, c’est tout.
Une courte pause, remplie par sa respiration. J’ai ramené le Sunjet à moi jusqu’à ce qu’il soit près de mon bras droit. Puis j’ai caressé les contrôles du propulseur, et risqué une poussée d’une demi-seconde. Les lanières se sont tendues quand les moteurs m’ont tiré vers le haut et l’avant.
— Qu’y a-t-il, Isaac ? On boude ?
Il a eu un bruit de gorge.
— Vous êtes une merde, Kovacs. Vous avez vendu vos camarades comme un habitant de tour. Vous les avez assassinés pour des crédits.
— Je croyais que c’était notre métier, Isaac ? Tuer contre des crédits…
— Ne me bassinez pas avec votre quellisme à la con, Kovacs. Pas avec cent Impacteurs morts et explosés sur la plage. Pas avec le sang de Tony Loemanako et Kwok Yuen Yee sur vos mains. C’est vous, l’assassin. Eux, c’étaient des soldats.
Une petite brûlure dans ma gorge, dans mes yeux, en entendant leurs noms.
Verrouille.
— Ils étaient un peu faciles à massacrer, pour des soldats.
— Je vous emmerde, Kovacs.
— Si vous voulez.
J’ai avancé la main vers la courbe de la coque qui venait à ma rencontre, où une petite bulle formait un aiguillon arrondi d’un côté de la structure principale. Derrière mes bras tendus, le reste de mon corps s’est arrêté net. Panique momentanée quand j’ai pensé que la coque pourrait être minée. Une mine de contact, et…
Oh, et merde. On ne peut pas penser à tout.
… et mes gants ont touché la surface et je me suis arrêté. Le Sunjet a rebondi mollement à mon épaule. J’ai risqué un rapide coup d’œil par un espace couvert où deux bulles s’entrecoupaient. Je me suis reculé. Le souvenir de Diplo m’a construit une image et l’a développée d’après mes souvenirs.
C’était le hangar, centré en bas du même repli de trois cents mètres, et entouré de protubérances elles-mêmes déformées par d’autres renflements plus petits disposés au hasard sur leurs flancs. Le groupe de Loemanako avait dû laisser une borne de localisation, sans quoi Carrera n’aurait jamais pu trouver cet endroit aussi vite sur une coque de près de trente kilomètres sur soixante. Mais la seule fréquence que je captais, c’était celle où le souffle un peu court de Carrera passait. Pas étonnant. Il avait dû couper la transmission dès qu’il s’était installé. Ce serait dommage d’annoncer son point d’embuscade à l’ennemi.
Alors où tu te caches, Isaac ? Je t’entends respirer, j’ai juste besoin de te voir pour t’arrêter.
Je me suis laissé glisser jusqu’à une position où je pourrais voir quelque chose et j’ai commencé à fouiller du regard le paysage globuleux en dessous de moi, degré par degré. Il me fallait un seul mouvement imprudent. Un seul.
De la part d’Isaac Carrera, commandant de commandos vide décoré, survivant d’au moins cinq cents accrochages dans le vide, et vainqueur dans la plupart. Un mouvement imprudent. Bien sûr, Tak. Ça arrive tout de suite.
— Vous savez, Kovacs… (Sa voix était calme de nouveau. Il avait repris le contrôle de sa colère. Dans ces circonstances, c’était bien ma veine.) Je me demande quel genre de deal Hand a pu vous proposer.
Regarde, cherche. Fais-le parler.
— Plus que ce que vous ne me payez, Isaac.
— Vous devez oublier notre excellent plan hospitalier.
— Non. J’essaie juste de ne plus en avoir besoin.
Regarde, cherche.
— C’était si désagréable que ça, de combattre pour les Impacteurs ? On vous garantissait un réenveloppement chaque fois. Ce n’est pas comme si un homme avec votre entraînement risquait vraiment de subir une Vraie Mort.
— Trois membres de mon équipe aimeraient vous dire le contraire. S’ils n’étaient pas Vraiment morts, bien sûr.
Légère hésitation.
— Votre équipe ?
J’ai grimacé.
— Jiang Jianping s’est fait liquéfier par un tir d’ultravib. Les nanobes ont eu Hansen et Cruicksha…
— Votre équi…
— Je vous ai entendu la première fois, Isaac.
— Oh. Pardon. Je me demandais simpl…
— L’entraînement n’a rien à voir là-dedans, et vous le savez. Vous pouvez vendre cette chanson de merde à Lapinee. Les machines et la chance, voilà ce qui vous tue ou vous sauve, sur Sanction IV.
Regarde, cherche, trouve cet enculé.
Et calme-toi.
— Sanction IV ou tout autre conflit, a relativisé Carrera avec calme. Vous devriez le savoir mieux que quiconque. C’est la nature du jeu. Si vous ne vouliez pas jouer, vous n’auriez pas dû entrer dans la partie. Les Impacteurs ne font pas de conscription.
— Isaac, toute cette putain de planète a été engagée dans la guerre. Plus personne n’a le choix. Quitte à s’impliquer, autant avoir les plus gros flingues. C’est du quellisme, au fait, au cas où vous vous seriez posé la question.
— Pff, c’est du bon sens plus qu’autre chose. Cette salope n’a jamais rien dit d’original ?
Là. Mes nerfs sous meth ont sursauté sous le choc. Juste là.
Le bord effilé d’un produit technologique humain, un contour anguleux accroché par la fusée éclairante parmi les courbes à la base d’une saillie bulbeuse. Le côté d’un impulseur. J’ai calé le Sunjet en place et j’ai aligné la cible. Réponse en automatique.
— Ce n’était pas une philosophe, Isaac. C’était une guerrière.
— C’était une terroriste.
— Simple question de vocabulaire.
J’ai tiré. Le feu a traversé la zone concave et s’est écrasé sur le contour. Quelque chose a explosé contre la coque, en fragments. J’ai senti un sourire me tirer la commissure des lèvres.
Respiration.
C’est la seule chose qui m’a prévenu. Un souffle râpeux tout en bas du récepteur de la combi. Le bruit d’un effort réprimé.
Ch…
Quelque chose d’invisible s’est brisé et a déversé sa lumière au-dessus de ma tête. Une autre chose tout aussi invisible a rebondi sur ma visière, laissant un petit v brillant de verre ébréché. J’ai senti d’autres petits impacts sur ma combi.
Grenade !
L’instinct m’avait déjà fait rouler sur la droite. J’ai compris pourquoi un peu plus tard. C’était la route la plus rapide entre la position de Carrera et la mienne, en contournant le bord de l’architecture de coque qui entourait le hangar. Un tiers de cercle, et Carrera l’avait parcouru pendant qu’il me parlait. Débarrassé des propulseurs qui m’avaient trompé et auraient révélé son mouvement, il s’était poussé et tiré à la force du poignet et des jambes. Il avait utilisé la colère pour masquer la tension de l’effort. Ailleurs il avait retenu son souffle, et à un point qu’il avait jugé assez proche, il avait attendu, immobile, que je me trahisse avec le Sunjet. Et avec l’expérience de plusieurs dizaines d’années à se battre dans le vide, il m’avait frappé avec la seule arme que je ne détecterais pas.
Exemplaire. Vraiment.
Il m’a sauté dessus sur cinquante mètres d’espace comme une version volante de Sémétaire sur la plage, les bras tendus. Le Sunjet a craché depuis son poing droit, un lanceur à pression Philips dans la main droite. Bien qu’incapable de la détecter, je savais que la deuxième grenade à accélération électromagnétique était en vol entre nous.
J’ai activé les propulseurs et fait une rotation vers l’arrière. La coque a disparu, puis est revenue par en haut tandis que j’achevais ma rotation. La grenade, déviée par la poussée des propulseurs, a explosé et jonché l’espace de shrapnels. J’ai senti quelques éclats traverser un bras et une jambe, des impacts soudain insensibles, puis des trajectoires de douleur dans ma chair, comme une blessure avec un biofilament. Mes oreilles ont claqué douloureusement quand la pression de la combinaison a chuté. Le polalliage s’est incurvé vers l’intérieur sur une dizaine d’autres points, mais il a tenu bon.
J’ai dépassé la bulle en tournoyant, cible écartelée dans la lumière de la fusée éclairante. La coque et mes repères sont passés sous moi. La douleur dans mes oreilles s’est apaisée quand le polalliage a coagulé sur les ouvertures. Pas le temps de chercher Carrera. J’ai poussé les propulseurs, puis j’ai plongé une fois de plus vers le paysage globuleux. Des tirs de Sunjet ont jailli autour de moi.
J’ai touché la coque un peu trop fort, utilisé l’impact pour changer de trajectoire et vu un autre tir de Sunjet sur ma gauche. J’ai aperçu Carrera tandis qu’il adhérait brièvement à une surface ronde sur la pente du creux. Je savais déjà ce qu’il allait faire. De là, il se pousserait vers le haut d’un coup de pied maîtrisé et suivrait la vitesse linéaire vers moi, tirant en venant à ma rencontre. À un moment, il serait assez près pour liquéfier et transpercer la combi, et le polalliage ne pourrait plus se refermer.
J’ai rebondi sur une autre bulle. Encore un roulé-boulé idiot. D’autres tirs de Sunjet qui me ratent de peu. J’ai relancé les propulseurs, tenté une trajectoire qui me mettrait dans l’ombre de la saillie, et j’ai coupé la poussée. Mes mains ont cherché une prise, et l’ont trouvée sur l’un des effets de bas-relief que j’avais déjà vus. J’ai arrêté tout mouvement, et me suis retourné à la recherche de Carrera.
Aucun signe. Je n’étais plus dans son champ de vision.
J’ai fait demi-tour et rampé avec joie, un peu plus loin encore de sa position. Une autre courbe du bas-relief se tendait vers moi et j’ai posé la main…
Oh merde.
Je tenais l’aile d’un Martien mort.
Le choc m’a saisi pendant une seconde. Assez longtemps pour penser que c’était une sorte de sculpture dans la surface de la coque, et pour savoir d’une certaine façon que ce n’était pas le cas.
Le Martien était mort en criant. Les ailes étaient rejetées en arrière, enfoncées dans la surface de la coque sur presque toute leur largeur. N’en sortaient que les extrémités recourbées, et le corps arqué de la créature. La tête était rejetée en arrière par la douleur, le bec béant, les yeux écarquillés comme des orbes cométaires d’un noir d’encre. Tout le corps baignait dans le matériau de la coque contre lequel il s’était débattu. Où il s’était noyé.
J’ai regardé autour de moi sur la surface du vaisseau, et j’ai enfin compris ce que je regardais. La coque autour du repli du hangar – tout, toute la bulle – était un charnier, une toile d’araignée pour des milliers et des milliers de Martiens qui étaient morts ensevelis dans les substances qui avaient coulé, moussé et éclaté ici quand…
Quand quoi ?
La nature de la catastrophe dépassait tout ce que je pouvais envisager. Je n’imaginais pas une arme capable de faire ça, les circonstances d’un conflit entre deux civilisations aussi éloignées de notre petit empire de pilleurs de tombes que nous l’étions des mouettes dont les cadavres avaient recouvert la mer de Sauberville. Je ne comprenais pas comment cela avait pu arriver. Je ne voyais que le résultat. Je ne voyais que les morts.
Rien ne change jamais. Cent cinquante années-lumière de chez moi, c’est la même saloperie qui continue sans fin.
Ça doit être une putain de constante universelle.
La grenade a rebondi sur un autre Martien noyé dans la coque à dix mètres de moi, a tourné sur elle-même avant d’exploser. Je me suis écarté de l’impact. Un rapide déluge sur mon dos, et une pénétration cuisante sous l’épaule. Chute de pression, comme un couteau dans mes tympans. J’ai crié.
Putain.
J’ai rallumé les propulseurs et jailli de la couverture de la bulle, sans savoir ce que j’allais faire avant de le faire. La silhouette de Carrera qui se laissait dériver à moins de cinquante mètres de moi. Voyant un tir de Sunjet, j’ai tourné sur le dos et plongé directement sur l’ouverture du hangar. La voix de Carrera me suivait, presque amusée.
— Où croyez-vous aller, Kovacs ?
Quelque chose a explosé derrière moi, et la poussée du propulseur s’est arrêtée. Chaleur infernale dans mon dos. Carrera et ses putains de compétences de ComVid. Mais avec la vitesse résiduelle et, peut-être un peu de chance du royaume des esprits prêtée par le fantôme revanchard de Hand – après tout, merde, il t’a flingué, Matt, tu l’as maudit oui ou non ? – pour graisser la patte du destin…
J’ai glissé dans les couches d’atmosphère du hangar à un angle biaisé, trouvé la gravité sous mes pieds et j’ai percuté l’un des murs en serpents superposés. Mon poids retrouvé m’a fait rebondir, et je me suis écrasé sur le pont, porté par des ailes de flammes et de fumée héritées du propulseur détruit.
Un long moment, je suis resté dans la baie silencieuse.
Puis, de nulle part, j’ai entendu un étrange bruit de bulles dans mon casque. Il m’a fallu plusieurs secondes pour comprendre. Je riais.
Debout, Takeshi.
Oh, c’est bon…
Il peut te tuer aussi facilement ici, Tak. De-BOUT !
J’ai tendu un bras pour me redresser. Mauvais bras – le coude brisé s’est plié mollement dans la combi de mobilité. La douleur a enflammé mes muscles et tendons maltraités. Je me suis écarté en roulant sur moi-même, le souffle coupé et tendant l’autre bras. Mieux. La combi de mobilité a sifflé un peu. Problème dans les rouages. Mais elle m’a relevé. Maintenant, se débarrasser de la ruine dans mon dos. L’ouverture d’urgence fonctionnait encore un peu. Je me suis dégagé, le Sunjet pris dans les flammes et refusant de se dégager de sa dragonne. J’ai tiré dessus un instant, puis défait la dragonne et me suis penché pour dégager l’arme de l’autre côté.
— D’ac… vacs. (La voix de Carrera, entrecoupée par les interférences de la structure intérieure.) Si… voul… la j… me ça.
Il venait me terminer.
Le Sunjet était coincé.
Laisse-le !
Et le combattre avec un pistolet ? Dans du polalliage ?
Les armes sont une extension, a crié Virginia Vidaura, exaspérée, dans ma tête. C’est toi le tueur, le destructeur. Tu es complet, avec ou sans arme. Laisse-le !
OK, Virginia. (J’ai ri, un peu.) Si tu le dis.
Je me suis écarté à pas mesurés vers la sortie du hangar, sortant le pistolet à interface de sa sacoche. Une pile d’équipement Impacteur, plus quelques caisses. La balise de localisation, déposée sans précaution, encore allumée et en pause, comme Carrera avait dû la laisser. Une caisse voisine ouverte, avec des éléments de lanceur Philips attendant qu’on les assemble. Toute la scène indiquait la précipitation d’un soldat. Vitesse contrôlée. Compétence. Un homme ayant effectué les mêmes tâches des centaines de fois. Carrera était dans son élément.
Fous le camp d’ici, Tak.
Dans la salle suivante. Les machines martiennes se sont ébranlées, ont frémi puis se sont écartées à contrecœur en faisant de petits bruits. Je les ai dépassées en boitant, suivant les flèches peintes. Non, putain, ne suis pas les flèches. J’ai bifurqué à gauche à la première occasion, et longé un couloir que l’expédition n’avait pas emprunté. Une machine m’a suivi sur quelques pas, puis a repris sa place.
J’ai cru entendre un mouvement derrière et au-dessus de moi. Un coup d’œil rapide dans l’ombre qui me surplombait. Ridicule.
Reprends-toi, Tak. C’est le meth. Tu en as trop pris, et maintenant il te donne des hallus.
D’autres pièces, des courbes entrecroisées et toujours l’espace au-dessus de moi. Je me suis interdit de regarder en l’air. La douleur provoquée par les éclats de grenade dans ma jambe commençait à traverser l’armure chimique de tétrameth, réveillant des échos dans ma main gauche déchirée et mon coude droit en miettes. L’énergie furieuse ressentie plus tôt s’était dissipée, devenant une impression erratique de vitesse et de vibrantes crises de rire qui menaçaient de se muer en ricanements.
Dans cet état, je me suis reculé dans une chambre étroite et fermée, j’ai fait demi-tour et me suis retrouvé nez à nez avec mon dernier Martien.
Cette fois, les membranes des ailes momifiées étaient repliées autour du corps squelettique, et le tout était accroupi à une barre de nidification basse. Le long crâne était penché vers la poitrine, cachant la glande lumineuse. Les yeux étaient fermés.
Il a levé son bec et m’a regardé.
Mais non.
J’ai secoué la tête, me suis approché du corps et je l’ai regardé. De quelque part est venue l’impulsion de caresser la grande crête osseuse à l’arrière du crâne.
— Je vais rester ici quelques instants, sans rien faire, ai-je promis en étouffant un autre rire. Au calme. Quelques heures, c’est tout ce qu’il me faut.
Je me suis laissé glisser au sol sur mon bras intact, me suis appuyé contre le mur incurvé derrière nous, serrant le pistolet à interface comme un porte-bonheur. Mon corps était un amas de cordes tordues et emmêlées dans la cage de la combi de mobilité, un assemblage tremblant de tissus mous qui n’avaient plus la volonté d’animer son exosquelette. Mon regard s’est perdu dans l’espace sombre au plafond, et j’ai cru un moment voir des ailes pâles y battre, essayant de fuir la courbure qui les piégeait. À un moment, je me suis rendu compte qu’elles étaient dans ma tête, car je sentais leur texture fine sous mon crâne, grattant douloureusement l’intérieur de mes yeux et obscurcissant ma vision par degrés, du pâle au sombre, du pâle au sombre, du pâle au sombre, au sombre, au sombre…
Et un gémissement montant, comme des pleurs.
— Debout, Kovacs.
La voix était douce, et quelque chose me poussait la main. Mes paupières paraissaient collées. J’ai soulevé un bras, et ma main a buté contre la douceur de la visière.
— Debout.
Moins douce. Une petite décharge d’adrénaline a rampé sur mes nerfs à ce changement de ton. J’ai cligné des yeux et fait le point. Le Martien était encore là – sans déc, Tak – mais ma vision du corps était obturée par la silhouette en combi de polalliage qui se tenait à distance de sécurité, à trois ou quatre mètres de moi, le Sunjet presque braqué dans ma direction.
On m’a encore poussé la main. J’ai renversé le casque et baissé les yeux. L’une des machines martiennes me caressait le gant avec quelques récepteurs délicats. Je l’ai repoussée, et elle a reculé de quelques pas en trillant. Puis elle est revenue avec la même détermination.
Carrera a ri. Le son était trop fort sous le casque. Les ailes m’avaient vidé la tête, et mon crâne paraissait aussi délicat que la momie dont je partageais la chambre.
— Eh oui. C’est lui qui m’a mené à vous. C’est ballot, non ? Vraiment utile, la bestiole.
J’ai ri moi aussi. C’était la seule chose appropriée sur le moment. Le commandant des Impacteurs s’est joint à moi. Il a levé le pistolet à interface dans sa main gauche et ri de plus belle.
— Vous alliez me tuer avec ça ?
— J’en doute.
Nous avons tous les deux cessé de rire. Sa visière s’est ouverte, et il me regardait, vaguement hagard. Même s’il ne m’avait pas cherché longtemps dans le vaisseau, ça n’avait pas dû être une partie de plaisir.
J’ai plié la paume, une fois, au cas où le pistolet de Loemanako n’aurait pas été codé pour lui, et où n’importe quelle plaque des Impacteurs aurait pu l’appeler. Carrera a vu mon geste et a secoué la tête. Il m’a jeté le pistolet sur les cuisses.
— Déchargé, de toute façon. Gardez-le si vous voulez. Certains hommes préfèrent mourir comme ça, avec une arme en main. Ça doit aider, à la fin. La main de votre mère. Votre bite. Vous voulez vous lever pour mourir ?
— Non.
— Ouvrir votre visière ?
— Pour quoi faire ?
— Je voulais juste vous laisser le choix.
— Isaac… (Je me suis raclé la gorge, on aurait dit que j’avais avalé un morceau de grillage rouillé. Les mots sortaient maladroitement. Pourtant, il me paraissait très important de les dire, tout à coup.) Isaac, je suis désolé.
T’as encore rien vu.
Ça m’a traversé comme les larmes au fond de mes yeux. Comme les pleurs de loup que la mort de Loemanako et de Kwok avait provoqués dans ma gorge.
— C’est bien. Mais un peu tard, a-t-il dit simplement.
— Vous avez vu ce qui est derrière vous, Isaac ?
— Oui. Impressionnant, mais tout à fait mort. Pas de fantôme, à ce que j’ai vu. (Il a attendu.) Vous avez autre chose à dire ? (J’ai secoué la tête. Il a levé le Sunjet.) Voilà pour tous mes hommes assassinés.
— Regardez ce putain de truc, ai-je crié avec toute la persuasion qu’un Diplo peut mobiliser.
Sa tête s’est tournée une fraction de seconde. J’ai bondi dans la combi de mobilité, jetant le pistolet à interface sous sa visière relevée et me jetant sur lui près du sol.
De pauvres miettes de chance, un crash de tétrameth et ma prise fuyante sur les techniques de combat des Diplos. C’était tout ce qu’il me restait, et j’ai tout pris pour traverser l’espace entre nous, les dents découvertes. Quand le Sunjet a claqué, il a tiré là où je m’étais tenu juste avant. C’était peut-être mon cri qui l’avait déconcentré, ou le pistolet qui volait vers son visage, ou juste sa certitude que tout était fini.
Il a fait un pas en arrière quand je l’ai percuté, et j’ai coincé le Sunjet entre nos deux corps. Il a glissé en une parade de judo qui aurait projeté n’importe quel homme sans armure. Je me suis accroché avec la force volée à la combi de Loemanako. Deux autres pas en arrière, et nous sommes tous les deux rentrés dans la momie martienne. L’armature a basculé et s’est effondrée. Nous sommes tombés à sa suite comme des clowns, nous efforçant de nous relever en glissant. Le corps s’est désintégré. Une poudre orange pâle a saturé l’air autour de nous.
Désolé.
T’as encore rien vu.
La visière relevée, haletant, Carrera a dû en prendre plein les poumons. Et aussi sur les yeux, et le visage.
Le premier jappement de surprise quand il a senti la brûlure.
Puis les cris.
Il s’est écarté de moi, au hasard, le Sunjet tombant au sol, les mains levées pour se frotter la peau. Ça a dû enfoncer le truc un peu plus dans les tissus qu’il dissolvait. Un hurlement de gorge aigu, et une mousse rouge qui a commencé à couler entre ses doigts jusque sur ses poignets. Puis la poudre a dû ronger une partie de ses cordes vocales, parce que les cris se sont réduits à un bruit de tuyau un peu bouché.
Il est tombé comme ça, tenant son visage peut-être pour le maintenir en place, et perdant son sang et ses poumons à gros bouillons. Le temps que je prenne le Sunjet et que je me place à côté de lui, il se noyait dans son propre sang. Sous le polalliage, son corps a frémi en tombant en état de choc.
Je regrette.
J’ai placé le canon sur les mains qui masquaient son visage fondu, et pressé la détente.